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L’importance de la pensée scripturale dans la réussite scolaire (Bernard Rey –JAE 2009-)

Vos articles - Réflexions sur l'école

 

La thèse enseignante est que certains ne travaillent pas, ou pas assez, mais ce n’est pas si simple ! Il nous faut examiner d’une part les caractéristiques de l’élève lui-même et d’autre part celles de l’institution, et aussi la correspondance entre les deux. Les Sciences de l’Education se proposent de mieux comprendre cette inadéquation, que les enseignants ne peuvent appréhender.

La thèse, ici, est que la pensée scripturale est une caractéristique de l’institution scolaire et qu’elle peut mettre certains élèves en difficulté.

Qu’est-ce que cette pensée ?

Quels sont ses effets sur les élèves, quelles difficultés génère-t-elle ?

 

  • LA PENSEE SCRIPTURALE ANALYSEE A PARTIR DE DONNEES ethnologiques.

L’Ecole a le monopole de faire entrer les enfants dans le lire et l’écrire, mais ce faisant, elle véhicule une forme de pensée assez spéciale, qui nous paraît aller de soi. C’est une façon de voir le monde, le langage, sa propre existence et les rapports avec autrui. Pour en percevoir la spécificité, il faut se tourner vers les sociétés sans écriture : dans l’histoire de l’humanité, durant des milliers d’années, des sociétés se sont passé de l’écriture, et encore aujourd’hui existe l’illettrisme. Des ethnologues font des comparaisons entre ces deux types de sociétés :

- Jack GOODY (Grande-Bretagne), par exemple, y a consacré toute son œuvre, mais du point de vue de la préhistoire. Il note que chez les Sumériens, l’écriture est d’abord marquage, puis listes, et non la transcription de la pensée. En examinant de très près ces listes (objets appartenant à Untel ou Untel, listes des herbes ayant telle ou telle vertu, arbres pouvant servir à tel ou tel usage), il voit que celles-ci, dès lors qu’elles sont écrites, modifient la pensée et entraînent des catégorisations beaucoup plus stables : ensembles d’objets bien fixés. L’écriture consacre la conceptualisation .

- On peut aussi faire des listes d’actions par écrit, ce qui donne une « histoire »  aux collectivités humaines. Des listes d’actions futures permettent la planification des activités humaines : on peut anticiper sur la durée, c’est le projet à long terme, et la collectivisation de ces projets, avec une mémoire de ce qui aura été décidé.

Donc, l’écriture permet aux hommes d’organiser leur existence de façon beaucoup plus rationnelle, en ne se contentant plus de réagir aux événements, mais en agissant avec prévision, intention et possibilité de se référer au projet.

Aujourd’hui, chacun de nous a les deux types d’attitudes (dont la pré-scripturale). Par exemple, pour aller au supermarché, on peut avoir ou non besoin d’une liste. Autre exemple : l’agenda, dont on peut se passer, mais qui, si on l’utilise, fait entrer dans la pensée scripturale, ce qui entraîne la planification de sa propre vie. Cependant, nous avons le choix et oscillons entre le scriptural (parfois tellement intériorisé que nous n’avons pas besoin de l’écrire) et le non-scriptural.

 Attendre l’événement, c’est se soumettre à ce qui advient ; dans le cas contraire, on est dans une sorte de maîtrise de son existence.

Mais la pensée scripturale n’apporte pas forcément une valorisation : il faut avoir là-dessus un regard neutre.

- Grâce à l’écriture, les humains se sont mis à noter ce qu’ils voyaient des phénomènes naturels. Auparavant, l’expression orale était fluctuante et surtout ne permettait pas le cumul de ces observations sur de très longues durées. L’écriture est donc un préalable à la science.

- Elle permet aussi de sortir de la subjectivité dans les repérages, et la connaissance se détache ainsi des expériences personnelles. Elle n’est plus soumise à l’oubli, aux aléas de la mémoire. Elle rend possible en outre la transmission aux générations suivantes.

- Autre intérêt de l’écriture : des énoncés peuvent être rassemblés en un même texte, alors que dans l’oralité, ils seraient disjoints, variables et même contradictoires. L’écrit augmente la sensibilité à la logique, par l’exigence de non-contradiction. Donc l’écriture apporte des modifications dans la logique comme dans l’existence.

Considérons maintenant l’exercice du pouvoir dans une société humaine.

La littérature anthropologique montre que des règles, des lois, régissent les sociétés pré-scripturales mais ces traditions sont en quelque sorte complètement intériorisées par les individus (quoique des transgressions soient possibles). Les règles juridiques, religieuses, morales et aussi techniques (comment cuire tel animal ?), extériorisées par l’écriture, ne font plus partie des individus : elles apparaissent comme « objectives », objets extérieurs, et donc offertes à la conscience, à la réflexion. D’où on peut débattre de ces objets arbitraires, conventionnels : c’est la naissance de la politique (on peut interpréter, modifier) et c’est aussi la naissance de la réflexion technique qui porte sur la fabrication des objets : peut-on parler du début du « progrès » ? Ceux qui connaissent et manipulent l’écriture s’approprient aussi les lois (constitution de castes, telle celle des scribes dans l’Egypte ancienne), et certains se retrouvent exclus de ce pouvoir, tandis qu’un groupe de « savants » l’accapare. Donner des ordres est plus facile si on s’appuie sur un écrit, et même si c’est moi qui l’ai écrit : c’est la sacralisation de tout ce qui est écrit (cf. : le Livre de la Loi). L’écrit a un pouvoir symbolique fort et fonde la valeur des décisions. Par ailleurs, il permet de donner des ordres facilement et avec une permanence de ces ordres.

Dans « Tristes Tropiques », Claude LEVY-STRAUSSS observe aussi que les grands empires qui ont duré sont ceux avec écriture.

  • L’ECOLE ET L’ECRITURE

La transmission du code lire/écrire est un monopole de l’Ecole et celle-ci doit traiter tous les enfants (en tous cas, dans une société démocratique ou une république). Elle transmet effectivement à presque tous le lire et l’écrire, mais transmet-elle la pensée scripturale ? Celle-ci est tellement complexe (« une façon d’être ») que ce n’est pas sûr… L’Ecole exige que les individus acquièrent cette pensée scripturale mais n’est pas capable de la transmettre à tous. Trois catégories de remarques :

1)      L’apprentissage de la lecture/écriture :

La pensée scripturale met à distance la règle d’action (écrite, permanente) et l’action. Elle est exigée des élèves avant même d’apprendre à lire : pour lire, on exige des signes qui représentent des sons qui représentent des choses. Extraire un son d’un mot nécessite que je m’extraie de la représentation de la chose, que je sois capable d’annuler le sens pour m’occuper de la forme, autrement dit, il faudrait que je sache déjà lire !

Quant à la grammaire, alors que les enfants s’intéressent au sens de ce qu‘ils lisent et écrivent, elle intervient pour les rappeler à l’ordre sur l’orthographe, la ponctuation… et brise ainsi leurs capacités à s’exprimer. C’est une brimade !

 

2)      Ecrire des textes :

L’arrivée de l’écriture dans une société engendre un objet nouveau qu’on appelle un « texte », c’est à dire un ensemble d’énoncés, avec un début et une fin, différents de la parole orale, laquelle n’a pas véritablement un début et une fin ni une cohérence nécessaire.

Or, quelle que soit la nature du texte, les énoncés qu’il contient doivent avoir une cohérence, un caractère complet. Dans un texte, notamment un récit, on ne relate pas tous les événements qui ont eu lieu entre deux moments : au contraire, on choisit certains aspects de la réalité et pas d’autres. Il n’est pas facile d’apprendre aux élèves comment faire cela ! De même, les adolescents ne comprennent pas aisément qu’un texte exige des soudures à caractère logique, un travail sur les informations réunies et exclut la facilité du copier-coller.

Une autre difficulté réside dans l’adaptation de la cohérence d’un texte au destinataire. En Primaire, on désigne ce destinataire pour la rédaction, mais cet exercice reste très difficile. Il exige des élèves une décentration. Encore plus difficile est d’écrire quand on ne connaît pas le destinataire ; par exemple, pour un devoir de mathématiques : les professeurs se désolent car certains ne savent pas « expliquer », mais la situation est fausse au départ car on doit écrire pour un maître dont on sait qu’il sait déjà.

Depuis quelques années, les programmes de Français se sont penchés sur les types de textes à aborder et sur les niveaux narratifs.

 

3)      Le sens du texte :

Dans une communication, le sens est le plus souvent compris par référence aux situations de l’environnement des deux interlocuteurs. Mais dans un texte, ce n’est pas pareil. Par exemple, si je lis un roman, mon environnement immédiat ne m’aide pas. La référence est dans le roman, peut-être au début ou peut-être beaucoup plus tard : le sens a des modalités différentes dans des contextes irréels.

Pour les enfants ayant très peu de familiarité avec l’écrit, c’est une grande source de difficulté, d’autant plus que l’enseignement parle très souvent en référence à des textes (de grammaire, par exemple) inactuels, c’est-à-dire qui ne sont pas là.

L’enfant qui entre à l’école, sorti de son contexte familial, entre en contact avec un univers étrange dont le fonctionnement n’est pas celui de la vie. A l’intérieur des textes, même oralisés, les mots ne font pas référence à des choses.

Exemple : l’introduction des figures géométriques simples. Le mot « rectangle » est très vite détaché des objets de référence (le tableau, le livre, la fenêtre) pour introduire les mots du langage géométrique angle, côté, parallélisme, égalité.

L’enseignement essaie de présenter les savoirs nouveaux par référence à des réalités, mais ce faisant, il introduit des approximations. Ceci est une difficulté considérable : introduire les élèves à un savoir (un texte dans lequel chaque mot renvoie à un autre mot) n’est pas simple.

Une autre démarche pédagogique conseillée est de mettre les élèves en activité : au lieu de faire apprendre la liste des adjectifs possessifs, donner, par exemple, un texte à trous. Le problème, cependant, reste que les élèves restent accrochés à la situation d’activité et ne voient pas le sens d’un tel apprentissage.

 

CONCLUSION (pour nous, les COP) :

 

Ne jamais perdre de vue l’écart entre la pensée scripturale et la pensée spontanée de l’enfant. Quand celui-ci a la chance de vivre dans un univers familial où on discute de manière « générale » (débat d’idées), il est introduit en quelque sorte à la pensée scripturale.

Certains élèves peuvent venir d’un milieu défavorisé mais éprouvent quand même un intérêt pour cela et le sentiment qu’ils peuvent y arriver. Dans certaines familles où les parents ne sont jamais allés à l’école peut exister une organisation scripturale de la vie : on retient les choses, on les récapitule, on porte attention à certains signes, à l’organisation du temps, etc…. Voir l’ouvrage de Bernard LAHIRE, Presses universitaires de Lyon,1993 : « Culture écrite et inégalités scolaires » ainsi que « Tableaux de famille », Seuil et Gallimard, 1997 ou 1998.

Si l’Ecole continue à vouloir enseigner la pensée scripturale, c’est pour permettre d’accéder à un monde qui en est pénétré. Ceux qui n’y accèdent pas sont donc préparés à devenir des dominés.

 

Comment l’Ecole peut-elle aujourd’hui faire mieux ? Son projet n’est pas de communiquer avec les élèves mais de les transformer, c’est à dire transformer leur pensée spontanée en leur administrant des textes. Des pistes existent pour que l’Ecole soit plus performante dans la transmission de la pensée scripturale (faire verbaliser par l’élève ce qu’il a appris, ce que le maître est souvent tenté de faire à sa place, et le faire écrire, ce qui est différent du recopiage traditionnel. Les ateliers d’écriture, aussi, permettent de le désinhiber).

 

La notion de projet est à réexaminer.

 

Envisager un but et surtout ses phases sur une longue durée suppose une familiarité avec l’écrit et l’intériorisation de cette manière de penser. Il y a une violence à demander aux élèves de penser leur vie entière et leur vie d’adulte alors qu’ils sont dans une période de grande conformité avec le groupe des pairs et les obliger à élaborer une chronologie, une série d’étapes s’il n’ont pas acquis la pensée scripturale est une autre forme de violence : il faudrait commencer par des projets beaucoup plus restreints, prendre un calendrier. De plus, l’élève est bien souvent acculé, en lieu et place d’un « projet », de le remplacer par la gestion du « moins pire »…

Selon le philosophe Paul Ricœur, l’être humain se construit sur le récit qu’il se fait de sa vie. Il s’appuie sur les théories de Janet : si je subis un événement sans être capable de l’intégrer dans un récit de ma vie, je tombe malade. Mais intégrer dans un récit suppose des compétences narratives. L’apprentissage du récit est la première étape à l’école maternelle de l’apprentissage de la pensée scripturale.

Autre obstacle à la réussite scolaire chez l’enfant des familles qui n’ont pas de familiarité avec l’école : il doit se sentir l’autorisation tacite d’entrer dans le monde de l’école ; il ne faut pas qu’il ait le sentiment d’abandonner ses parents. Alors l’apprentissage peut être désirable. La motivation la plus puissante est intrinsèque et non liée à un avantage supposé obtenu dans un avenir plus ou moins lointain. 

 

D’après les notes de Pascale Kollen

 

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Les ateliers de l’après midi, animés par Marie Pantalacci et Anita Chabert nous ont permis de mettre en relation les données mises à jour par la conférence avec notre expérience de COP et les difficultés à élaborer un projet rencontrées par les élèves que nous recevons.

Mis à jour (Lundi, 16 Avril 2012 14:52)