Postez vos remarques sur l’actualité de la profession
  • Le risque majeur que je vois dans tout cela, outre le démantèlement des services et du coup la perte... lire la suite...
    24.10.12 19:35

Dernières actualités

Spécial JE du 11 avril 2014 à Béziers, découvrez nos CR et leurs illustrations photographiques 

Quelle égalité pour quelle justice ?

Vos articles - réflexions d’ordre plus philosophique

 

elle est au principe même de l’idéal démocratique et révolutionnaire de la Révolution. « Tous les hommes naissent libres et égaux en droit » (article I de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789), et l’égalité trône au premier rang de notre trilogie républicaine, avec la liberté et la fraternité. Enfin elle est d’une grande acuité aujourd’hui, pour deux raisons combinées : la première est directement reliée à la situation de crise sociétale (et sociale) que nous traversons : sans doute, une des raisons principales de la désaffection croissante des individus  pour la politique réside dans l’absence de réponse claire à cette question, dans un contexte où précisément les inégalités sociales ne cessent de croître. La seconde, relevée par Marcel Gauchet, concerne le nouveau développement de ce principe d’égalité au fur et à mesure que celui-ci avance, développement qui recèle selon lui une contradiction : il réclame d’une part l’égalité de traitement, et d’autre part revendique de plus en plus aujourd’hui  l’affirmation de l’égale liberté de chacun, le droit égal pour chacun d’affirmer ses différences (et parmi celles-là, les différences de talents ou de compétences), de pouvoir être accompagné le mieux possible dans ce processus d’individualisation, et peut par conséquent conduire, en particulier à l’école, au creusement des inégalités au nom de l’égalité. L’analyse de François Dubet concernant l’application du principe de l’égalité des chances à l’école (la grande idée du XXème siècle) et des difficultés qu’elle rencontre rejoint selon nous cette idée (« Qu’est-ce qu’une école juste ? L’école des chances »).

I - Quelques éléments de définition concernant l’égalité

L’égalité de droit ou « égalité formelle », en termes de droits égaux : principe selon lequel les prescriptions, défenses et peines légales sont les mêmes pour tous les citoyens sans exception de naissance, de situation et de fortune (mêmes lois pour tous). Mais aussi principe d’égalité dans l’accès à toutes les places : « Tous les citoyens, étant égaux à ses yeux [aux yeux de la loi], sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leurs capacités et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents.» (article VI de La déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789). L’égalité politique concernera en particulier le droit de vote et le droit pour tout citoyen à l’éligibilité.

L’égalité réelle : dans un deuxième sens, où l’on parlera d’ « égalité réelle », c’est le fait que deux ou plusieurs hommes ont même fortune, même instruction, même santé …etc. Dans cette catégorie, il ne s’agit plus d’égalité des droits, mais d’une égalité en quelque sorte matérielle, dans laquelle on peut ranger l’ « égalité des biens », et l’égalité sociale d’une manière plus globale. A travers cette acception de l’égalité, il apparaît évident que l’idée d’égalité et de justice ne peut concerner seulement les droits dits « formels », mais aussi les inégalités de condition sociale. Déjà Rousseau dénonçait les inégalités sociales : il est manifestement illégitime (donc injuste) « qu’un poignée de gens regorgent de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire. » (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes  fin de la seconde partie). Il explique également que « si les riches sont trop riches et les pauvres trop pauvres », c’est la stabilité du contrat implicite qui fonde la vie en commun qui est menacée.

Il est sans doute difficile de suivre Rousseau quand il essaie de démontrer le caractère illégitime de la société corrompue et inégalitaire qu’il dénonce au nom d’un « état de nature » où les hommes étaient censés vivre libres et égaux (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes)… Lui-même d’ailleurs annonce le caractère fictionnel d’une telle hypothèse, et établira le droit et la justice sur la convention du contrat social (et non sur un droit naturel). Spinoza déjà avait montré que la nature n’était ni juste ni injuste, et que dans celle-ci, « tout appartient à tous » et rien n’est mien. D’autre part, outre le fait que cette « état de nature » est problématique et qu’on peut lui faire dire ce qu’on veut (on ne le connaîtra sans doute jamais), l’argument peut également se retourner : Rousseau  peut toujours affirmer que les inégalités naturelles restent en quelque sorte périphériques dans la société naissante qu’il décrit, elles existent bel et bien ( force, talent, intelligence…) : par quel « funeste hasard », ou fâcheux concours de circonstances (ce sont ses propres termes), « l’égalité disparut, la propriété s’introduisit » ? L’interrogation même de Rousseau, son étonnement feint, le recours au « hasard » et aux « circonstances fâcheuses » exprime en réalité la difficulté dans laquelle il s’est lui même placé avec l’hypothèse d’un état de nature vierge de toute domination et de toute inégalité.

L’égalité, comme la justice, n’ont de sens que dans la cité instituée par les hommes qui se rassemblent en vue de la vie commune. La justice n’existe que si les hommes la veulent et la font ; il n’y a pas de « justice naturelle », mais elle suppose au contraire l’histoire, la culture, la société.

La justice en tant que vertu a la particularité d’être à la fois, selon la distinction d’Aristote, une vertu intellectuelle qui fait appel au discernement et donc à l’intelligence, mais aussi et surtout une vertu morale. La justice comme idéal et comme visée (elle n’est pas vraiment de ce monde, dit Kant) est avant tout éthique et pose l’égalité en dignité de tous les êtres humains. C’est avec le christianisme que cette égalité, en dépit des différences naturelles, de position sociale, ou ethno-raciales, devient une évidence. C’est Saint Paul qui l’institue avec force : les hommes en tant qu’ « enfants de Dieu », mais aussi en tant qu’ils sont « Dieu fait homme », sont fondamentalement égaux : « Je me dois aux grecs comme aux barbares, aux gens cultivés comme aux ignorants ... Oui, vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ. IL n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; vous n’êtes qu’un en Jésus Christ », (Ephésiens II 11-19) écrit-il, apportant ainsi la fondation divine de cette universalité des droits humains reprise dans la Déclaration des droits de l’homme (qui ne s’appuie plus sur la théologie mais sur la référence à un état de nature présumé, fortement inspirée de Rousseau). 

II - Deux conceptions de la justice, deux figures de l’égalité

La justice est avant tout activité de partage et de répartition. Comme cela a été précisé, la justice en tant que vertu intellectuelle s’inscrit dans l’évaluation et la mise en relation ; elle est pour cela liée à l’égalité au sens arithmétique, qui peut s’entendre dans sa rigueur et dans sa « justesse » de deux façons, chacune représentant en quelque sorte une figure de l’égalité.

L’égalité arithmétique (et la justice commutative) : le partage à opérer est simple : à chacun la même part. « Un » égale « un » selon un principe d’égalité parfaite. C’est le principe de la « justice commutative » (Aristote distingue justice commutative et justice distributive, nous y reviendrons) à l’œuvre dans le troc, les échanges qui s’appuient sur des contrats. Les biens échangés doivent être égaux pour que l’échange soit dit juste et nul marchand ne s’y trompe. Mais la difficulté commence à partir du moment où l’on s’interroge sur l’étendue des domaines de cette forme de justice. Dans le modèle grec de la démocratie des premiers fondateurs (Clisthène), la répartition des parts du pouvoir politique obéit strictement à cette règle : c’est le principe dit d’ « isonomie » par lequel chacun est d’une certaine façon interchangeable et représente une voix parmi d’autres. On sait que la répartition des charges et fonctions de la cité obéissait aux règles de rotation et de tirage au sort (y compris pour des fonctions aussi importantes que chef militaire ou magistrat) et non à celle de la désignation du « meilleur », ou présumé tel, comme cela se passe dans les démocraties représentatives qui, de ce point de vue, ont introduit une dose d’aristocratie méritocratique). Ses principes ont été sévèrement critiqués par Platon qui, dans La République, propose un modèle qui en est l’exact opposé et repose sur des principes de justice distributive, du type « à chacun selon sa nature ou ses aptitudes » : ainsi les philosophes doivent gouverner la cité comme la raison doit gouverner l’homme, les guerriers ne s’occupant que de la défendre sous les ordres de ceux-là, et ceux qui sont les plus proches de la vie matérielle et sensible, c'est-à-dire les producteurs et les marchands, seront les moins capables d’exercer le pouvoir. Ici la justice distributive relève d’un ordre hiérarchique et élitiste très  sévère… Enfin, notons que nos démocraties représentatives se sont tenues à égale distance, aussi bien de cette hiérarchisation dans la répartition des charges et fonctions par le principe du suffrage universel (au demeurant très progressivement appliqué…), que du tirage au sort et de la démocratie directe, par la délégation et le choix du présumé « meilleur ». En revanche, elle applique strictement  l’égalité arithmétique dans la distribution des droits civils ou politiques, selon le principe « un égale un ».

 

L’égalité proportionnelle (et la justice distributive) : Platon est donc le premier à avoir appliqué le principe de l’égalité proportionnelle, même si chez lui, celui-ci légitime un refus de la démocratie comme forme de pouvoir politique. Mais toute la difficulté, nous l’avons noté précédemment,  repose sur la question de savoir sur quoi porte l’égalité. Pouvons-nous ici confondre égalité de droit (au sens des droits de l’homme) et égalité dans la répartition des biens, des charges, des conditions de vie, des honneurs, même si nous savons par ailleurs que nous revendiquons de plus en plus que le principe formel de l’égalité de droit se traduise aussi dans les faits, et si nous sommes de plus en plus sensibles et indignés devant les écarts de richesse dans le monde ? Ne sommes-nous pas obligés de reconnaître avec Aristote qu’il n’est pas juste de donner la même chose à tout le monde, quel que soit le comportement de chacun ? La justice selon lui consiste à traiter inégalement des individus inégaux. Ainsi, il n’est pas vrai que A= B, mais la bonne formule est  un rapport de proportion « A/B =C/D (Ethique à Nicomaque, livre V). L’égalité n’est pas entre des choses, mais entre des rapports. Il faut établir une égalité entre le rapport de la contribution de tel individu et telle part, et le rapport de la contribution de tel autre individu et telle autre part. « A chacun ce qui lui convient » « A chacun son dû » ou « à chacun sa part », ou encore « à chacun le sien », vont être les formules consacrées de la justice distributive ; même si certains y voient un « sophisme de l’inégalitarisme », il est difficile de ne pas prendre en compte cette idée de proportionnalité, et donc de distinguer égalité et équité. Mais en même temps, les formules sont un peu tautologiques : comment peuvent-elles se traduire dans les faits ? Le problème central de la justice va précisément être de définir des principes a priori de détermination des parts de chacun. Comment, en quelque sorte, mettre en oeuvre le « à chacun son dû » selon la valeur de chacun ?

Cette formule peut être complétée au moins de trois façons différentes : à chacun selon son … travail, … ses besoins, … son mérite. Mais elles ne vont pas sans poser de redoutables difficultés.

« A chacun selon son travail » ? Comment comparer des travaux de nature différente ? Qui va comparer (avec tous les risques d’autoritarisme associés) ? Comment peut-on prendre en compte et mesurer l’utilité sociale du travail, si c’est le critère que l’on retient ?

« A chacun selon ses besoins » ? Marx pensait que le principe de la distribution ultime de la société communiste devait permettre d’opérer le passage du « chacun selon ses capacités et son travail » au « chacun selon ses besoins ». Ce « programme » est problématique à plusieurs titres : 1) La grande variabilité et relativité de cette notion de besoin… De quels besoins parle-t-on ? S’agit-il également de ce qui est désirable ? Qui fait la part entre besoins légitimes et besoins illégitimes ? 2) Il suppose une société d’abondance, ce qui est loin d’être le cas, en particulier au niveau mondial…3) Même dans une société d’abondance des biens, est-il juste de distribuer également les richesses sans considération des compétences et des efforts humains nécessaires à leur production ?

La dernière formule étant celle qui a été retenue par notre « idéal républicain » (l’égalité méritocratique), et qui semble faire un large consensus à travers l’idéologie de l’égalité des chances, nous pouvons nous y arrêter davantage.

III - Egalité et mérite

Il s’agirait donc de rendre l’égalité proportionnelle au mérite ou à la compétence, au nom à la fois de la morale et d’une certaine efficacité sociale, et par conséquent de donner inégalement à des individus inégalement méritants ; « Celui qui ne veut pas travailler ne mangera pas non plus » dit Saint Paul (2 Thessaloniciens, III-10). V. Hugo dira également à ce sujet  (les Misérables, quatrième partie, livre I, chap. IV) : « Le partage égal tue l’émulation, et par conséquent le travail. C’est une répartition faite par le boucher qui tue ce qu’il partage ».

Ceci dit, cette notion de mérite n’est pas simple ... Que désigne-t-il au juste ? Qu’est-ce qui « vaut » véritablement pour justifier l’inégalité ? Trois caractéristiques attachées au mérite peuvent nous aider : 1) un ensemble de réalisations 2) la distance qui sépare le point de départ de la compétence acquise  3) la vertu liée à un certain effort. La première intéresse au premier chef la société, en terme d’utilité publique (article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui justifie les « distinctions sociales » uniquement par rapport à ce principe d’ « utilité commune »). Les seconde et troisième font référence à une valeur morale liée à la mobilisation et à l’effort personnel ; cette valeur (le caractère moralement estimable de l’action d’une personne quels que soient ses « talents » ou ses « handicaps ») n’est pas indifférente à la société mais n’est pas en tant que telle récompensée par elle, qui a en vue « l’utilité commune »… D’un point de vue social et économique, seul le résultat obtenu peut-être pris en compte (ce qui n’exclut pas, bien entendu, l’effort et la volonté qui restent, dans la représentation du mérite, le critère moral par excellence). Par ailleurs, cette conception de l’égalité méritocratique apparaît comme finalement aristocratique (au sens étymologique du « meilleur » et non au sens de l’Ancien Régime où tout est joué à l’avance par les privilèges de la naissance). C’est la raison pour laquelle l’élection du « meilleur » apparaissait comme une dérive aristocratique pour les démocrates radicaux (d’où la critique du système représentatif, en particulier chez Rousseau). Quoiqu’il en soit, en démocratie, si tout homme a la même valeur, la même dignité morale, qu’en est-il de la valeur du mérite, d’un point de vue moral ? Il ne peut y avoir un quelconque  « mérite » attaché aux atouts naturels ou à sa position de départ dans la vie (car on ne peut faire abstraction, dans le jeu social, de l’arbitraire et des inégalités des conditions initiales). Nous savons bien également que les inégalités prétendument naturelles (de talents, de force, mais peut-être aussi concernant des capacités de mobilisation, d’effort, de motivation) sont lourdement grevées par les hasards de la naissance, les diverses déterminations sociales et histoires personnelles. «  Nous ne méritons pas notre place dans la répartition des dons à la naissance, pas plus que nous ne méritons notre point de départ initial dans la société. » (John Rawls, in « Théorie de la Justice »). Et pourtant, n’y a-t-il pas une certaine légitimité à ce que les individus s’attendent à voir leurs efforts et leurs « résultats » récompensés ? 

A travers la référence au mérite, le principe d’égalité se mâtine d’une dose de liberté : elle repose en effet sur la promotion de  l’esprit d’initiative, d’autonomie,  et de responsabilité de chaque individu ; en réalité ce n’est pas contradictoire : la première des égalités n’est-elle pas cette égale liberté pour chacun ? Mais ce droit à l’optimisation maximum de son droit à la différence conduit paradoxalement nos démocraties à un mouvement, une dynamique dans l’histoire tels que des inégalités de richesse importantes vont pouvoir se manifester. C’est en particulier la difficulté que nous signalions au départ avec Marcel Gauchet, concernant l’ambiguïté d’une égalité qui, dans son développement historique, peut, en son propre nom, c’est à dire celui de « l’égale individualisation », conduire à l’accroissement des inégalités. Comment peut-on, dans l’esprit d’une justice que nous qualifierons alors d’ « équitable », accorder un rôle au mérite sans abandonner l’idéal égalitaire ? C’est la problématique développée par John Rawls dans Théorie de la Justice», qui finalement sera aussi celle de François Dubet dans Qu’est-ce qu’une école juste ? 

IV - Mérite et « inégalité juste » dans Théorie de la justice (Rawls).

 Il est difficile aujourd’hui de parler d’égalité et de justice sans se référer à l’œuvre qui a fixé le cadre de cette discussion pour la période contemporaine : la fameuse « Théorie de la Justice » de John Rawls. Il se situe dans la tradition libérale, mais sa conception de la justice est telle qu’elle a rencontré les préoccupations du mouvement socialiste et socio-démocrate. Il s’agit donc pour lui de définir ce qui est juste, sans évacuer pour autant la valeur de l’efficacité dans nos sociétés modernes, et donc la notion de mérite. Mais contrairement à ceux qui en font une valeur morale, la récompense des efforts et des talents n’est pour lui qu’un instrument. Autrement dit, ce n’est pas au nom du mérite (qui n’est donc pas une valeur en soi, ni un critère de justice) que l’on peut justifier (moralement) les inégalités. Il ne peut donc pas être le principe d’une distribution juste des parts de chacun. Il s’agit cependant de reconnaître la légitimité de ces attentes (voir ses efforts récompensés), et le mécanisme du marché comme nécessaire en tant que mécanisme de régulation principal des incitations à produire des richesses. En ce sens, l’idéologie du mérite est à la fois illusoire et nécessaire. Nous aimons nous dire qu’il est juste que nos mérites soient récompensés en tant que tels, alors que la justice doit être fondée indépendamment de ces considérations liées au mérite. Les récompenses ne sont que des stimuli utiles (au nom de l’efficacité), rien de plus. Mais la transparence de ces mécanismes n’est peut-être pas possible, ni souhaitable…

Rawls s’inscrit dans une perspective libérale et affirme notamment le pluralisme des conceptions du bien et du bonheur ; comme Popper, il pense que l’Etat ne doit pas chercher à faire le bonheur des citoyens et imposer une idée du Bien, mais seulement diminuer leurs souffrances, éradiquer un certain nombre de maux. En revanche, il pense qu’il est possible et souhaitable d’arriver à un accord sur la conception du juste, des fondements du droit et de la citoyenneté.

Car au-delà du pluralisme des conceptions du bien, il y a un certain nombre de « bien sociaux premiers » que tous les hommes désirent avoir plus que moins, et qui sont la condition de réalisation de tout projet de vie, quelle que soit sa singularité. Ces biens sociaux premiers sont les droits, les libertés et les possibilités offertes, les revenus et la richesse. Ils constituent « les bases sociales du respect de soi-même »). L’importance qu’il accorde à la philosophie sociale l’éloigne de penseurs de l’individualisme classique comme Tocqueville ou Hayek. Pour lui, il y a deux raisons pour lesquelles la conception libérale est insuffisante : 1) la répartition des richesses et des pouvoirs obéirait à une sorte de « loterie naturelle », ce qui est arbitraire d’un point de vue moral (refus de ce déterminisme naturel) 2) Le développement des capacités naturelles (même la disposition à faire un effort) est affecté par toutes sortes de conditions sociales et d’attitudes de classe, dépendantes de circonstances sociales et familiales ; il est donc pratiquement impossible d’assurer des chances égales de réalisation et de culture à ceux qui sont doués de manière semblable. Il va ainsi réconcilier théoriquement le libéralisme politique avec les droits sociaux. Pour lui, la justice sociale est un moment essentiel de la liberté individuelle (et non en opposition). 

Quels sont donc les principes de justice qui peuvent faire consensus ?

Rawls présente une « expérience de pensée » dite du « voile d’ignorance » à partir de laquelle il va pouvoir déduire ces principes. De quoi s’agit-il ? Imaginons un « voile d’ignorance » qui soumet les citoyens à une incertitude totale sur les déterminations qui les caractérisent en propre : leur place dans la société, leurs goûts, leurs croyances, leurs talents, leur sexe…etc. Et demandons leur de s’entendre sur des principes de justice qui font l’unanimité. Cette égalité radicale des conditions par construction doit permettre l’équité de la solution retenue. Il serait peu plausible d’imaginer qu’ils choisiront une société radicalement égalitaire où les parts de pouvoir et de revenus ne seraient corrélées d’aucune manière à la contribution de chacun : car alors quelles incitations à travailler, à prendre des risques (c’est en ce sens que le mérite, même s’il n’est pas une valeur dans la théorie de Rawls, reste un instrument de l’efficacité) ? Les principes retenus introduiront notamment le concept d’inégalité juste ; ils seront les suivants (à noter que l’ordre de ces principes est hiérarchique, « lexical » suivant son expression)

1)     principe de liberté : droit égal de chacun au système le plus étendu possible de libertés égales pour tous, qui soit compatible avec le même système pour les autres

2)     les inégalités sociales doivent être organisées de telle façon que :

a) principe de l’égalité des chances : cf. plus loin à propos du livre de François Dubet 

b) principe de différence :

Rawls s’appuie ici sur le « principe de Pareto » très connu en Economie, dit aussi « principe d’unanimité » : « Si une situation A est plus inégalitaire qu’une situation B, mais que tous les individus préfèrent pour ce qui les concerne A à B, alors A doit être socialement préférée à B ». C’est le critère de l’avantage mutuel. Les inégalités sociales doivent être organisées de façon à ce qu’elles apportent aux plus désavantagés les meilleures perspectives. En réalité, c’est au nom des plus défavorisés que les inégalités peuvent être justifiées. Ces principes ont des conséquences très concrètes : l’Etat peut redistribuer les revenus au profit des plus défavorisés jusqu’au point où une nouvelle diminution des inégalités provoquerait en retour une telle baisse de la production que les plus défavorisés eux-mêmes y perdraient. Nous avons ainsi cette définition de « l’inégalité juste », à l’allure quelque peu paradoxale : « Une inégalité est juste si et seulement si la diminution de l’écart entre le plus favorisé et le moins favorisé (dans le cas simplifié d’une situation à deux partenaires : les « riches » et les « pauvres »), loin d’améliorer le sort du plus mal loti, contribue à l’empirer. », par exemple en « désincitant » les individus à innover, à prendre des risques ou à sacrifier des heures de loisir, pour les  consacrer au travail. Ainsi, principe d’égalité des chances et principe de différence doivent concourir à produire des inégalités justes. Une société moins inégalitaire qu’une autre n’est pas forcément plus juste. Cette théorie de la justice va ainsi légitimer les interventions volontaristes de l’Etat sur le marché, contrairement aux principes de l’économie libérale classique.

 

Mis à jour (Lundi, 16 Avril 2012 14:41)